XIII
VENT D’OUEST

Inch leva les yeux vers les huniers. Des mèches d’écume s’accrochaient aux enfléchures, qui vrombissaient comme des drapeaux en lambeaux. Les mouvements étaient plus vifs, la coque tapait sur les crêtes et chaque hauban, chaque anneau de pont protestait contre le traitement qu’on leur infligeait.

Il savait malheureusement que tout ce bruit et cet inconfort ne changeaient rien à ce fait qu’ils avançaient lentement, très lentement. Si le vent ne tournait pas en leur faveur… Mais il chassa aussitôt cette idée de son esprit.

— Serrez un quart de mieux, monsieur Savill. Venez au nordet.

On entendait les cris étouffés des gabiers, les grincements des drisses et des poulies, les hommes se démenaient pour exécuter son ordre. Il n’osait pas abattre davantage, ce qui lui aurait permis de tirer meilleur parti du vent. Il fallait attendre le dernier moment, lorsque devenir manœuvrant serait absolument nécessaire. Le second lieutenant était grimpé dans le croisillon de hune pour surveiller les arrivants, mais la visibilité devait être médiocre avec ces gerbes d’embruns et cette brume humide qui persistait. La terre, à cinq milles seulement par le travers, restait pourtant invisible. En une heure de temps, la mer avait totalement changé d’aspect. De bleu sombre, elle était devenue couleur étain. Les crêtes rageuses se brisaient sous la force du vent qui mugissait entre les haubans et dans le gréement, comme un combat d’âmes perdues.

Savill manqua déraper sur le pont fortement incliné. Son visage et son torse ruisselaient d’eau.

— Parés aux postes de combat, commandant !

Inch se mordit la lèvre. Impossible d’ouvrir les sabords de la batterie basse sous le vent, le pont serait submergé en quelques minutes. Il se consola en pensant que les trois vaisseaux français n’auraient pas la vie plus facile. Mais comment pouvait-il être aussi sûr qu’il s’agissait bien de Français ? Des Espagnols peut-être ? Il écarta aussitôt cette pensée en revoyant le jeune commandant du Rapide. À cette heure, Quarrell l’aurait déjà prévenu.

Il se mit à réfléchir : l’ennemi. Un seul et même pavillon. Même si le temps, si le lieu avaient changé.

— Pas le moindre signe de l’Icare, commandant, lui annonça Savill – il fit la grimace – voilà du moins qui est nouveau.

Toute l’escadre savait que Houston mettait un point d’honneur à toujours être le premier, le meilleur. Cette fois-ci, il traînassait lamentablement à la remorque des autres.

Trois contre trois, la balance était égale. Peut-être l’ennemi allait-il essayer de les éviter ? Non, peu de chances, décida Inch. S’ils gagnaient le large, l’Hélicon se porterait à la tête de ses conserves pour prendre l’avantage du vent. Non, il était plus que probable que le français continuerait en route de collision, le vent était en sa faveur.

Inch examina son bâtiment. On avait fait disparaître tout ce qui n’était pas nécessaire, les filets casse-tête étaient à poste au-dessus des passavants, les coffres à armes individuelles étaient ouverte au pied du grand mât. Les servants, dévêtus jusqu’à la taille, étaient déjà trempés par les embruns. Certains étaient accroupis près de leurs affûts, d’autres écoutaient les consignes des chefs de pièce. Les officiers s’affairaient près des volées noires, penchés pour résister à l’inclinaison et aux mouvements de balancier chaque fois que l’Hélicon plongeait dans un creux.

— Montrez le pavillon, monsieur Savill – puis, au capitaine des fusiliers : Ah, major, je vous suggère de demander à vos fifres de nous jouer un petit air, qu’en pensez-vous ? (Large sourire.) Il va s’écouler un bon bout de temps avant qu’on se frotte de nouveau aux Grenouilles.

Et c’est ainsi que l’Hélicon, suivi d’aussi près que possible par la Dépêche, se dirigeait vers les voiles qui se présentaient dans le lointain. Les jeunes fifres des fusiliers défilaient sur le pont en faisant des allers et retours, jouant gigue sur gigue, manquant de temps en temps se casser la figure.

Inch voyait ses canonniers sourire en regardant cette parade de soldats de plomb. Cela leur évitait de penser à l’inéluctable. Pourtant, çà et là, un homme essayait d’apercevoir l’ennemi entre les filets ou par-dessus le passavant. Sans doute des nouveaux embarqués, songea-t-il. Ou au contraire, des gens qui avaient déjà trop souvent vécu cette expérience.

Il jeta un coup d’œil à son second. Un officier fiable, un homme de valeur. Il était apparemment aimé des hommes, et cela n’avait pas de prix. D’autant que ce n’était pas facile.

— Ohé, du pont !

— Seigneur, laissa tomber Savill, ce garçon est bien bavard aujourd’hui !

S’il s’en trouva quelques-uns tout auprès que la boutade amusa, les sourires s’évanouirent lorsque le lieutenant de vaisseau perché dans le croisillon continua :

— Le bâtiment de tête est un trois-ponts, commandant.

Inch sentit tous les regards se tourner vers lui. Un vaisseau de premier ou de second rang – sale temps, mais il avait vu pis.

— Signalez à la Dépêche qui répétera à l’Icare : « Se former en ligne de bataille ! »

Le commandant du trois-ponts n’allait pas traîner à exploiter la faiblesse de son adversaire, songea Inch.

L’aspirant chargé des signaux finit par laisser retomber sa lunette.

— Aperçu, commandant.

Inch faisait les cent pas, plongé dans ses pensées. Les choses prenaient beaucoup trop de temps. Mais il leva la tête en entendant l’air trembler de coups de canon sporadiques.

— Mais par le diable, que se passe-t-il ?

La vigie cria :

— On tire sur Le Rapide, commandant !

Inch se mit à jurer :

— Signalez au Rapide de se retirer ! Mais à quoi joue donc ce jeune imbécile ? S’il essaye de s’en prendre à un de ces messieurs, il va vite saigner du nez !

Savill, qui était monté dans les enfléchures avec une lunette, se mit à crier :

— L’un des vaisseaux se rapproche du Rapide, commandant ! Il essaye de le couper de nous !

Inch le regardait : le commandant français se préparait à livrer bataille, il perdait pourtant son temps et son énergie pour un malheureux brick.

Les paroles de Houston revenaient le narguer, comme s’il venait de les entendre à voix haute. Le Rapide était leur unique moyen de liaison maintenant que Le Suprême était en carénage. Sans Bolitho, il partait au fond. À présent, avec le Barracuda dans le nord, le rôle du brick était primordial.

— Pas d’aperçu, commandant.

Inch jura, puis, après un rapide regard circulaire :

— Monsieur Savill, ordonna-t-il, envoyez-moi vos jeunots là-haut et faites établir les perroquets. Et la grand-voile. Vivement !

Les hommes couraient pour exécuter les ordres donnés au sifflet. Les huniers, libérés de leurs vergues, étaient pris d’une ardeur sauvage. Il sentit le bâtiment trembler sous cette nouvelle poussée et, lorsque la grand-voile jaillit dans un bruit de tonnerre, il vit la bôme se courber. Il était décidé à tout risquer pour réduire la distance avant que les canons des Français aient eu le temps de donner le coup de grâce au Rapide. Il ordonna subitement :

— Signal général : « Toute la toile dessus ! »

Savill jeta un coup d’œil au maître pilote, qui fit la grimace.

— Bien, commandant.

Les coups de canon continuaient, apparemment une seule pièce. Il suffisait d’un de ces énormes boulets pour abattre les mâts du brick ou toucher un point vital des œuvres vives.

— Signal de la Dépêche, commandant, hurla presque l’aspirant : « En difficulté ! »

Inch s’empara d’une lunette et monta quatre à quatre l’échelle de poupe où des fusiliers, appuyés sur leurs mousquets, attendaient la suite. Il appuya l’instrument sur des hamacs et sentit son sang se glacer en voyant la silhouette du deux-ponts changer de forme, il venait dans le vent. Sans être conscient du ton angoissé de sa voix, il s’écria :

— Son safran est parti !

On carguait les voiles, on voyait de minuscules silhouettes qui risquaient la mort sur les vergues dangereusement inclinées, les gabiers luttaient pour empêcher le bâtiment de chavirer ou de démâter. La chose était banale dans la tempête. Le safran, une drosse qui lâchait, on pouvait réparer ce genre d’avarie. Mais la distance se creusait et l’Icare était invisible dans cette brume traîtresse.

Il descendit rapidement l’échelle ; Savill avait l’air inquiet. Les autres le regardaient, découragés, alors que quelques instants plus tôt ils mouraient d’envie d’en découdre.

— La Dépêche va mettre une éternité à s’en sortir, monsieur Savill. Mais si nous nous contentons de pleurer dans nos jupons sans rien faire, elle sera aussi inutile que Le Rapide.

Savill se détendit un peu :

— Vous pouvez compter sur moi, commandant.

— Je n’en ai jamais douté, lui répondit Inch. Bon, faites charger les pièces, mais vous attendrez mon ordre pour mettre en batterie.

Et il se détourna, tandis que les servants s’emparaient de leurs écouvillons et de leurs anspects.

La Dépêche continuait de dériver. L’ennemi devait se demander ce qui se passait : une ruse, quelque piège destiné à le faire hésiter ? Inch fronça le sourcil : il n’allait pas hésiter longtemps.

— Nous engagerons bâbord, monsieur Savill.

Il plissa les yeux pour jeter un coup d’œil entre les hamacs. Désormais, une lunette n’était plus nécessaire pour distinguer les autres bâtiments. Ils avançaient tous trois en ligne décalée, les mâts et les vergues s’emmêlaient comme pour former un monstrueux Léviathan.

Ce fut le dernier bâtiment de la formation qui ouvrit le feu sur le brick. Le Rapide essayait de prendre le large, mais, à en juger par la position de la dernière gerbe, on voyait qu’il était passé tout près.

Le maître d’hôtel d’Inch accourut vers lui, le sabre de son commandant à la main.

Inch arrêta son regard sur l’arme recourbée.

— Non, donnez-moi l’autre.

Il songeait à Bolitho, qui avait revêtu son plus bel uniforme tandis que son bâtiment roulait sous les coups des bordées. Bolitho savait pertinemment qu’il se montrait au grand jour comme le chef, ce qui en faisait une cible permanente. Mais il savait aussi combien il était important que ses propres hommes pussent le voir jusqu’à la fin. À quand cela remontait-il ? Cela lui parut une éternité.

Il laissa son maître d’hôtel fixer son plus beau sabre, celui qu’il avait acquis juste avant son mariage avec sa chère Hannah.

Le seul fait de penser à elle lui faisait battre le cœur. Il essaya pourtant de la chasser de ses pensées et se mit à crier :

— Nous les emmènerons au fond avec nous, pas vrai, les gars ?

Ils poussèrent des vivats, comme il l’avait prévu.

Ils arrivaient. Il voyait les voiles qui s’approchaient, les silhouettes qui se déformaient au fur et mesure que les commandants réduisaient la voilure pour se préparer au combat. Le vaisseau de tête offrait un spectacle splendide, impressionnant. Il ouvrit soudain ses sabords et les gueules noires émergèrent, un pont après l’autre.

Inch observait le spectacle en silence. Il aurait cru que son cœur avait déjà cessé de battre, tant il était incapable de bouger, de regarder ailleurs. C’était un vaisseau de quatre-vingt-dix canons, au bas mot. Il était orné d’une figure de proue étincelante sous la guibre et, en levant sa lunette, Inch découvrit la forme d’une bête bondissante, un léopard, les deux antérieurs dressés dans une attitude de colère. C’était Jobert. C’était certainement lui.

— Ouvrez les sabords, monsieur Savill. Puis vous mettrez bâbord en batterie.

Ils avaient encore le temps. Même le temps de s’enfuir. Inch se reprit :

— La drome à la mer, monsieur Savill.

C’était toujours un moment difficile que celui où l’on larguait les embarcations avec une ancre flottante. Elles partaient à la dérive, et à la fin les vainqueurs les récupéraient. Les garder à bord sur leurs chantiers augmentait le risque de recevoir des éclis lorsqu’une bordée de métal s’abattait sur le pont. Mais, pour tout marin, les embarcations sont la dernière sécurité, le dernier moyen de survie. Inch se mit à arpenter la dunette entre les pièces, le menton enfoncé dans son foulard, son sabre battant contre la cuisse. Seuls ses hommes survivraient !

 

Cependant que Bolitho sentait le soleil qui lui chauffait les épaules, surtout à travers le verre épais des vitres qui faisait loupe, l’Argonaute tirait lourdement sur son câble. Il entendait les hommes de quart crier sur le pont, on rentrait une chaloupe à bord. Il posa sa plume et, l’œil rêveur, laissa son regard errer sur ce paysage, un rivage et, entre ce rivage et le navire amiral, un fouillis d’embarcations.

Il allait bientôt être temps de se rendre à bord du bâtiment de Herrick. Il songeait à leur rencontre de la veille, et plus précisément à la façon dont ils s’étaient quittés. Il était sorti de là blessé, se sentant comme pris au piège, peu d’issues lui restant offertes.

Il regardait les navires, tassés les uns contre les autres, comme si ce port imposant ne constituait plus un havre, comme s’ils avaient envie de prendre la mer. Le convoi que l’on attendait avait été aperçu aux premières lueurs. Bolitho avait entendu un canon donner l’alarme à l’heure de la collation du matin, où, incapable de rester sur sa chaise, il n’avait pu que picorer. Le port allait se remplir.

Il n’avait pas le temps de terminer avant de partir la lettre qu’il écrivait à Belinda. Aux bruits de bottes qu’il entendait sur le pont détrempé, il devina que les fusiliers se préparaient à constituer une garde en son honneur. Le canot de Keen avait déjà poussé. Bolitho n’avait échangé que quelques mots avec lui, puis ils s’étaient donné une poignée de main. Bolitho n’avait pu s’empêcher de penser qu’il avait vu exactement la même scène se jouer entre le condamné et son bourreau, quelques secondes avant que la trappe s’ouvrît sous les jambes du bandit qui gigotaient.

Pourquoi en avait-il parlé à Belinda ? Parce qu’elle méritait de savoir ? Ou bien simplement parce qu’il voulait se confier à elle, parce qu’il avait besoin d’elle ? Etait-ce cela ?

Il poussa un soupir et se leva en laissant la plume sur sa lettre.

Le vaisseau se balançait plus fort, il se demanda si le vent ne les laisserait pas tomber avant l’appareillage. Si toutefois il appareillait.

Il se regarda dans la glace, tout comme Herrick l’avait regardé. Son œil droit semblait presque normal, ou peut-être avait-il fini par s’y habituer. L’autre – il poussa un nouveau soupir –, cela n’empirait pas, mais il se ressentait du moindre effort, il avait encore du mal à garder son équilibre. Même là, au port, il devait faire attention dès qu’il bougeait.

Il entendit dans la chambre d’à côté Ozzard qui donnait un coup de brosse à sa vareuse, ce qui lui rappela Keen dans la sienne lorsqu’il avait quitté le bord. Il était à la fois jeune et mûr. Pas étonnant qu’ils fussent tombés amoureux l’un de l’autre. Il revit la jeune fille, avec ses yeux sombres, noyés. Quelle distance le paquebot avait-il déjà parcourue ?

Quelqu’un frappa discrètement à la porte et, comme le factionnaire n’annonçait personne, il devina qu’il s’agissait d’Allday.

Lui aussi avait revêtu sa plus belle vareuse bleue, la vareuse à boutons dorés qu’il aimait tant. Son pantalon de nankin blanc venait apparemment d’être lavé et ses chaussures à boucles n’auraient pas détonné chez un commandant.

Allday le regarda d’un air sinistre :

— Canot paré le long du bord, amiral.

— J’arrive, je veux être à l’heure, mais sans être en avance.

— Vous voulez les faire languir, hein, amiral ? répondit Allday en hochant la tête et en essayant de sourire.

— Il y a un peu de cela.

Il surprit le regard d’Allday sur sa lettre inachevée.

— Ce sera pour le prochain courrier, dit-il.

Allday restait pourtant sur la réserve :

— J’ai entendu dire que le convoi déchargerait aujourd’hui et demain. Puis il repartira en Angleterre, ou du moins certains bâtiments.

— Et qu’avez-vous appris d’autre encore ?

Comme informateur, Allday l’emportait sur tous les signaux et, pour la précision, les battait généralement de loin.

— Il y en a deux qui transportent de l’or envoyé par le sultan de Turquie, si c’est comm’ça qu’i’s’appelle quand il est chez lui.

Peu importait les tenants et les aboutissants, l’or du sultan ne ferait pas de mal à l’Angleterre. L’affaire sentait la patte de Nelson. Après sa victoire d’Aboukir, le sultan l’avait honoré de plusieurs faveurs.

Ozzard entra et lui tendit sa vareuse. Bolitho reprit son examen dans le miroir. Il avait changé. Pour un observateur étranger, il était tout, il possédait tout : le grade, l’autorité, une jolie femme. Tout.

Il effleura la médaille d’Aboukir qui pendait à son cou. Est-ce là ce à quoi ressemble un héros ? En tout cas, il ne se sentait guère dans cette peau-là.

— Allons-y.

Bolitho prit Allday par la manche et, le tenant à bout de bras :

— Je n’ai pas oublié votre fils, lui dit-il.

Allday, soutenant résolument, mais non sans mélancolie, son regard, répondit :

— Je lui ai parlé, amiral. Il veut quitter le service et m’est avis que c’est bon débarras.

Ozzard était parti devant et Bolitho entendit le capitaine Bouteiller qui mettait ses fusiliers au garde-à-vous. Mais il prit le temps de répondre :

— Vous ne parlez pas sérieusement, Allday.

— Vous faites pas de mouron pour lui, amiral, répondit Allday, le menton en avant. C’est pour vous que je suis sacrément embêté. Après tout ce que vous avez fait pour not’roi et not’pays, et vous partez à bord du Benbow et c’est pour mettre tout ça par terre !

— Ne soyez pas ridicule, mon vieux. Vous ne savez pas ce que vous dites !

Allday prit une profonde inspiration, sa blessure à la poitrine se réveillait dès qu’il s’énervait ou se mettait en colère.

— Sûr que si, amiral, et c’est pas moi qui vous rapprendra !

Puis, tandis qu’ils se dirigeaient vers la portière de toile, il ajouta, la voix dure :

— J’ai dit ce que j’avais à dire. Et encore une chose, amiral : je serai toujours avec vous.

Bolitho se retourna, tout ému de la détresse qu’il sentait chez cet homme.

— Je le sais bien, mon vieil ami. Votre fidélité compte davantage pour moi que…

Il ne put terminer. Si quelque chose l’avait décidé à agir comme il faisait, c’était bien Allday. Et Allday le savait depuis le début.

Bolitho prit à peine conscience de sa courte traversée jusqu’au Benbow. La coupée, des saluts, un cérémonial plus marqué encore, et direction la grand-chambre.

Tout le mobilier de Herrick avait été déménagé, et l’on avait mis en place des fauteuils, des bancs même, où étaient assis des gens, les uns en uniforme d’officiers de marine, quelques civils aussi et un ou deux marins de l’Argonaute. Il aperçut Stayt, qui avait encore une fois réussi à se tenir à l’écart des autres, Keen et Paget qui avaient pris place près de lui. Ce dernier n’était pas tenu de venir, mais Bolitho lui fut reconnaissant d’en avoir décidé ainsi.

Une longue table occupait toute la largeur du bâtiment, des chaises étaient adossées aux fenêtres de poupe, si bien que les quelques officiers qui s’y trouvaient déjà installés se découpaient comme des ombres chinoises sur le panorama ensoleillé auquel ils tournaient le dos.

Toutes les têtes se tournèrent à l’arrivée de Bolitho et, lorsqu’il se dirigea vers un siège libre au premier rang, il sentit des regards peser sur lui. Respect, pitié, curiosité. Un certain nombre de gens seraient contents de voir cette première éraflure à sa réputation, ne serait-ce que parce que Keen était sous ses ordres. Keen lui fit un petit signe de tête. Leurs regards se croisèrent : ils résumaient toutes ces années passées ensemble, depuis qu’il était aspirant jusqu’à son grade actuel. Et ils se retrouvaient une fois de plus. Peurs, amours, drames divers, ils avaient tout partagé. Zénoria l’avait tout de suite vu, tout de suite compris. Elle était mieux placée que quiconque.

Bolitho entendit quatre coups de cloche dans le lointain. Il était dix heures précises, Herrick arriva à son tour.

Bolitho se leva avec les autres tandis que les membres de la cour gagnaient leurs sièges. Herrick prit place au centre, l’air grave mais parfaitement calme. Sir Marcus Laforey mit un certain temps à s’installer au bout de la table tandis qu’un domestique avançait un petit tabouret de bois sur lequel il posa son pied bandé. Bolitho surprit un jeune enseigne qui donnait un coup de coude à l’un de ses camarades. Si Laforey les avait pris sur le fait, c’était pour eux la fin du monde. Mr. Pullen, de l’Amirauté, toujours vêtu de noir, le visage sévère, deux autres commandants que Bolitho ne reconnut pas, et enfin le capitaine de vaisseau l’honorable Sir Hedworth Jerram. Le chef d’état-major de Laforey était un homme grand et maigre, chez qui un nez également long renforçait encore un air de hauteur pincée. Pour l’heure, il promenait ce nez comme s’il venait de percevoir une odeur déplaisante.

Herrick commença brièvement :

— L’audience de la commission d’enquête réunie à la requête de Leurs Seigneuries est ouverte. Tous ceux qui sont impliqués dans le déroulement de cette enquête sont tenus de répondre aux questions qui leur seront posées. Les dépositions écrites sont admises, mais cette cour est réunie principalement pour examiner la conduite du capitaine de vaisseau Keen, du bâtiment de Sa Majesté britannique l’Argonaute, aux lieux et dates qui ont été spécifiés.

Il s’adressa à Keen pour la première fois :

— Veuillez vous asseoir. Vous n’êtes pas ici en tant qu’accusé.

Bolitho regardait le capitaine de vaisseau Jerram. Son expression signifiait clairement : « pas encore ».

Ledit Jerram se leva, face à la chambre, il tenait quelques papiers dans ses mains osseuses. D’une voix très posée, il commença par évoquer le départ de l’escadre de Spithead puis sa rencontre avec le transport de déportés Oronte…

— A ce moment, il faut bien comprendre que plusieurs tentatives ont été faites pour prendre ce bâtiment en remorque, attendu que son appareil à gouverner était désemparé. Pour une raison inconnue, le vaisseau amiral décida alors de prendre le commandement du bâtiment endommagé, alors que, avant cela, l’Hélicon – (coup d’œil sur ses papiers), sous les ordres du capitaine de vaisseau Inch, avait déjà fait une première tentative avec un certain succès.

— Mais la raison… commença Keen.

— Plus tard, commandant, le coupa Herrick en tapant sur la table.

Bolitho observait les yeux de Herrick : il n’avait pas apprécié cette intervention, mais sa voix n’en laissait rien paraître.

— Peu de temps après, le capitaine de vaisseau Keen est monté en personne à bord de l’Oronte.

Il fixait Keen, comme s’il s’attendait à le voir protester, puis poursuivit :

— Et c’est ici que la conduite du commandant fait l’objet de l’examen de la cour, en attendant peut-être d’être qualifiée d’un chef d’accusation plus grave dans un second temps.

On aurait entendu une mouche voler. Le vaisseau lui-même était étrangement silencieux : craquements du bois, clapotis de l’eau sous le tableau, c’était tout.

L’honorable Sir Hedworth Jerram continua d’une voix nette :

— Une femme que l’on déportait en Nouvelle-Galles du Sud a été enlevée de ce bâtiment par le… par le capitaine de vaisseau Keen.

Bolitho serra les poings : Jerram avait été à deux doigts de dire « l’accusé ».

— Le chirurgien de l’Argonaute est présent. Veuillez vous lever.

Tuson se leva, ses cheveux paraissaient tout blancs sur sa vareuse bleue. Jerram commença :

— La femme dont il est question avait été punie ?

— Battue, oui commandant, répondit Tuson en le regardant froidement. Fouettée, commandant, oui.

— Punie, reprit sèchement Jerram. Quelle était la gravité de ses blessures ?

Tuson se lança dans la description de la plaie qui lui zébrait le dos, du ton calme et mesuré qui lui était propre. Si la cour s’était attendue à avoir affaire à un chirurgien normal, elle dut rapidement déchanter. Jerram insista :

— Mais elle n’était pas en danger de mort ?

— Si elle était retournée à bord de ce bâtiment, répondit Tuson en le regardant toujours…

— Répondez à ma question, je vous prie.

— Eh bien, commandant, non, mais…

— Asseyez-vous.

Jerram prit son mouchoir et s’essuya la bouche. Bolitho voyait Keen de profil. Il semblait pâle sous son bronzage. Et un peu désabusé.

On appela ensuite Stayt. Comme il ne s’agissait que d’une enquête, la cour pouvait poser ses questions par l’intermédiaire de Jerram, mais aucun contre-interrogatoire n’était autorisé.

Bolitho serrait la garde de son sabre à s’en rendre les doigts gourds. Recueillir des faits, disait le Code. Refuser d’en admettre d’autres.

— Vous êtes monté à bord de l’Oronte, monsieur Stayt. Que s’est-il passé ?

— L’équipage était dans le plus grand désarroi, commença l’interpellé, les hommes avaient bu.

— Qui vous l’a dit ?

— Je m’en suis rendu compte par moi-même.

— Je passerai sur cette insolence. On était en train de procéder à une punition, je crois, ajouta Jerram.

Mais, sans laisser à Stayt le temps de répondre :

— Et l’on vous a donné l’ordre d’abattre l’homme qui exécutait cette punition, continua-t-il sèchement : si je comprends bien, de le tuer s’il continuait ? Est-ce que je me trompe ?

— La situation était terrible, sir Hedworth, expliqua vivement Stayt. Nous n’avions pas d’escorte.

— Ni non plus beaucoup de témoins fiables, on dirait ? Asseyez-vous, lui enjoignit-il après avoir hoché la tête.

Jerram se replongea un instant dans ses papiers. Bolitho avait pourtant le sentiment qu’il les connaissait par cœur. Il voulait bien croire que la procédure était irréprochable, mais nulle mention n’avait été faite de ce qui s’était passé avant et depuis lors – la perte du Suprême, la blessure du vice-amiral commandant l’escadre également – et sans le point de vue de Keen sur les événements, les preuves n’avaient pas de sens.

Jerram reprit :

— Apparemment, il n’a jamais été question de renvoyer cette femme à bord du transport. Le capitaine de l’Oronte a été traité de manière honteuse en présence de son équipage…

Il passa de l’autre bord, et l’on put entendre ses pas frapper le pont recouvert de toile.

— … À Gibraltar, où d’autres femmes ont été débarquées, la prisonnière a été retenue à bord « aux bons soins » du capitaine de vaisseau Keen.

Quelqu’un, dans le fond, souligna d’un rire la boutade.

— De fait, une jeune indigène a été prise à bord pour surveiller la prisonnière.

Il tendit un bras galonné d’or :

— Levez-vous je vous prie, commandant Keen ! Niez-vous ce qui vient d’être dit ici ? Niez-vous que vous ayez enlevé une prisonnière à bord de l’Oronte pour votre propre usage, dont nous imaginons facilement ce qu’il a pu être ?

— C’est vrai, répondit amèrement Keen, je l’ai enlevée de ce bâtiment. On la traitait comme un animal !

— Et cela vous a « bouleversé », vous, un officier du roi !

Bolitho se leva et se retrouva debout avant que Jerram l’eût remarqué.

Herrick le regarda, apparemment pour la première fois.

— Oui, sir Richard ?

— Comment cet officier ose-t-il traiter ainsi mon capitaine de pavillon ! Je ne vais pas rester assis et tolérer une seule insulte de plus, m’entendez-vous bien ?

Du regard, Keen l’implorait de s’arrêter. Mais Bolitho ne se taisait pas et n’avait aucune intention de le faire. Sa frustration, son dépit s’étaient mêlés intimement et il ne se souciait plus de ce qu’ils pouvaient lui faire, pas même de Herrick.

— Ceci n’est pas très orthodoxe, commença Jerram en se tournant vers Laforey.

— Bon, marmonna Laforey, allons-y comme ça, hein ? Dites ce que vous avez à dire, sir Richard, si vous devez le faire. Vous êtes connu pour votre tempérament un peu vif, je crois.

Sans que ce fût intentionnel, cette remarque sembla calmer le débat en cours. Bolitho reprit d’une voix plus calme :

— Le capitaine de vaisseau Keen est un officier courageux et un homme de valeur…

Il se retourna, et les regards suivirent la médaille d’or qui décorait sa poitrine, celle-là même que Nelson portait avec fierté.

— … Je l’ai choisi comme capitaine de pavillon à cause de ses états de service et parce que je le connais bien.

Il sentait que Jerram reprenait confiance, comme s’il savait qu’il aurait sa revanche. Jerram ne tarderait pas à souligner qu’un tel choix, même au vu de ses antécédents, était peu judicieux. S’il en avait l’occasion. Bolitho était fin duelliste, son père y avait veillé. Les autres armes ne lui avaient jamais porté bonheur. À présent, il avait l’impression de se battre en duel : laisser l’adversaire tâter votre bras, l’encourager, puis le déséquilibrer. Laforey reprit :

— La seule chose que nous puissions faire est de renvoyer la prisonnière sous bonne escorte. Plus tard, le capitaine de vaisseau Keen devra répondre de ses actes. Nous sommes en guerre, messieurs.

Bolitho sentit une onde glacée lui parcourir l’échine, mais cela lui rappelait l’excitation du combat, lorsqu’on ne se soucie pas de l’issue.

— Et pourquoi ne pas m’interroger, sir Hedworth ?

Jerram le regarda pendant de longues secondes.

— Très bien, sir Richard. Il semble que le ton soit à la badinerie, dans cette enceinte. Où est la prisonnière ?

— Merci, commandant.

Bolitho sentit que l’œil gauche lui piquait ; pourvu, pria-t-il du fond du cœur, qu’il ne choisît pas ce moment pour le lâcher !

— Elle est rentrée en Angleterre sous ma protection. J’ai payé son passage et je produirai le reçu si vous m’envoyez devant une cour martiale. Mais pas avant. J’ai ordonné au capitaine de vaisseau Keen de la ramener à bord de mon vaisseau amiral. Imaginez-vous qu’un commandant agirait ainsi sans y avoir été autorisé ou encouragé par son amiral ? – et, se tournant vers Keen : J’ai fait l’un et l’autre. Cette jeune fille a été déportée illégalement, et j’ai l’intention de le prouver, sir Hedworth, devant une cour un peu plus sérieuse que la mascarade que vous nous offrez aujourd’hui ! Comment pourriez-vous donc savoir ce qu’a dit ou n’a pas dit le capitaine de l’Oronte ? Mon Dieu, monsieur, il est à mi-chemin sur la route de la Nouvelle-Galles du Sud ! (D’un ton plus dur.) Vous verrez bien, lorsque je produirai les preuves, messieurs, croyez-moi. Vous saurez toute la vérité et vous verrez ce que des misérables, des gens indignes ont fait pour se venger !

Pullen se leva :

— Ainsi, sir Richard, vous assumez toute la responsabilité ?

Bolitho se tourna pour lui faire face. Il avait retrouvé son calme.

— Oui. Le capitaine de vaisseau Keen est placé sous mes ordres et il le restera tant que l’on ne m’aura pas signifié le contraire.

Il continua de fixer aussi fermement que possible le personnage vêtu de noir.

— Lorsque vous rendrez compte à vos supérieurs de l’Amirauté, monsieur Pullen, lorsque vous leur expliquerez ce que j’ai l’intention de faire, vous serez surpris du résultat. Et lorsque ce sera fait, je suis sûr que vous ferez preuve du même zèle que celui dont vous avez fait preuve en tentant de faire arrêter une jeune fille qui avait déjà subi des brutalités inconcevables – il se tourna de nouveau vers Keen. Cela aussi sera pris en compte.

Laforey demanda, d’une voix irritée :

— Et pourquoi ne savions-nous rien de tout ceci ?

Bolitho essaya de ne pas refermer son œil blessé.

— Certains avaient trop envie de procéder à la mise à mort, sir Marcus. Trop envie de me blesser ou de m’atteindre à travers quelqu’un d’autre.

Jerram s’épongeait le visage.

— Je ne puis aller plus avant, amiral… à ce stade, dit-il, fixant Herrick.

Herrick allait ouvrir la bouche, mais il se tourna vers la portière : un enseigne entrait qui, après avoir hésité, se frayait un chemin vers l’arrière.

Il tendit un bout de papier à Laforey, lequel le fit passer à Herrick.

Bolitho était resté debout. Il venait peut-être de ruiner sa carrière, mais Keen et Zénoria étaient saufs.

Herrick leva la tête :

— Je crois que vous devriez lire ceci, sir Richard.

Bolitho prit le papier et le lut attentivement, conscient de tous ces regards fixés sur lui. Il sentait la tension monter, comme pour se conjuguer au désespoir et à la colère qui l’envahissaient. Il commença doucement :

— « La goélette armée de Sa Majesté Colombine vient d’entrer au port… »

Il parlait si bas que plusieurs des assistants se penchèrent pour mieux entendre.

— « … Mon escadre a été attaquée la semaine dernière et l’Hélicon… »

Il jeta à Jerram un regard vide de toute expression.

— « … sous les ordres de ce même capitaine de vaisseau Inch, a été sérieusement endommagé. Il y a de nombreux morts et blessés. »

Keen le regardait, le visage figé. Bolitho poursuivit, en dépit de sa voix, dont il n’avait plus guère la maîtrise. Mon Dieu, non, pas Inch lui aussi !

— Ce que nous avions prévu est arrivé. Jobert est sorti, et mon escadre l’a engagé. Ils avaient besoin de moi et j’étais ici – il prit sa coiffure. Comme vient de le dire Sir Marcus, nous sommes en guerre. Je déplore vivement que certains ne le comprennent pas.

— Vous pouvez vous retirer, ainsi que votre capitaine de pavillon, lui dit Herrick.

Regardant tous ceux qui étaient assis à la table, Bolitho reprit du même ton égal :

— J’ai encore une chose à ajouter – il scrutait les visages un par un : Allez tous au diable !

Il sortit de la chambre et, une seconde plus tard. Keen était dehors à son tour.

Après un long moment de silence, Herrick prononça enfin :

— La séance est levée.

Il était encore tout surpris de l’explosion de colère de Bolitho et pourtant, cela ne l’étonnait guère. Il avait trop donné de sa personne, il en avait trop fait pour prendre des gants.

Pullen annonça précipitamment :

— Il ne s’en tirera pas comme cela !

— Vous n’avez rien compris, lui répondit Herrick. Les Français sont sortis, mon vieux, et Nelson surveille Toulon comme un faucon, il est trop occupé là-bas pour détacher des bâtiments à la poursuite de Jobert ! Il n’y a plus personne pour s’opposer à Jobert, à l’exception de l’homme à qui nous venons de causer tout ce tort !

Laforey regardait les gens quitter la chambre. Il se taisait maintenant, comme s’il revivait la bataille à travers les mots de Bolitho.

Herrick l’aida à s’extraire de son siège.

— Je connais Bolitho mieux que personne (Allday lui revint soudain en mémoire), enfin, à l’exception peut-être d’une seule personne. Pour lui le sentiment de l’honneur va dans les deux sens. Si certains essaient de l’atteindre en s’en prenant à d’autres, il se battra comme un lion.

Il essayait d’oublier la fureur qu’il avait lue dans les yeux de Richard.

— Mais il est certains combats qu’il est incapable de remporter.

Il laissa son capitaine de pavillon raccompagner ses visiteurs à leurs canots puis retourna dans sa chambre, cette chambre dont il avait été si fier. Si j’étais toujours son capitaine de pavillon, il aurait agi exactement de la même façon pour moi. Et lorsqu’il a eu besoin de moi, qu’ai-je fait ? Mais cela ne servait plus de rien.

Si Bolitho était resté avec son escadre, le résultat aurait peut-être été exactement le même. Mais Bolitho allait en être profondément atteint et l’entretenir comme une blessure supplémentaire. Jusqu’au moment où il parviendrait à l’effacer – ou jusqu’à l’heure de sa mort.

Son domestique passa la tête :

— Puis-je aller chercher des hommes pour remettre votre mobilier en place, amiral ?

— Oui, allez-y, lui répondit-il l’air sinistre. Et faites le ménage en grand, ça pue la pourriture ici.

Tandis que Herrick contemplait le paysage à travers les fenêtres de poupe, le canot vert de l’Argonaute se frayait lentement un passage au milieu des autres navires.

Bolitho nota que la cadence était plus lente que d’habitude. Il devina qu’Allday prenait son temps, pour lui laisser le loisir de rassembler ses esprits.

Keen, le visage grave, était assis à côté de lui et regardait le port. Il fit soudain :

— Vous n’auriez pas dû faire cela, amiral.

Bolitho le regarda en souriant.

— Vous n’étiez pour rien dans les événements relatifs à cette jeune fille, Val. J’en ai pris la responsabilité parce que je le voulais ainsi. Elle a fini par beaucoup compter pour moi, et son bonheur est également quelque chose d’important – son visage se radoucit. De votre point de vue, continua-t-il, c’était affaire de simple humanité, puis votre cœur a pris la barre.

Keen lui répondit à voix basse pour ne pas être entendu des nageurs :

— Puis-je vous demander si vous savez qui est derrière tout cela, amiral ?

— Non. Pas encore.

Bolitho essayait de se rassurer en se disant qu’un simple coup de battage avait suffi, mais il ne le contrôlait plus. Tout ce qu’il savait, c’est qu’Inch se retrouvait face à l’ennemi. Le message de la goélette contenait fort peu de chose, si ce n’est que le vaisseau amiral ennemi s’appelait le Léopard. Il continua, presque pour lui-même :

— Les Français s’en sont pris au Rapide. Inch a essayé de lui porter secours et a supporté le plus gros de l’attaque. Et pourquoi en voulaient-ils au brick, je me le demande…

Keen, qui le voyait de profil, se demandait dans quelle mesure il connaissait si bien Bolitho que cela. L’amiral haussa les épaules :

— Vous vous souvenez de l’Achate, Val ?

— Oui, fit Keen en souriant, la Vieille-Katie. Oui, je m’en souviens.

— Lorsque Jobert nous a attaqués, nous étions débordés, à un contre trois. Afin de l’attirer vers nous, nous avons attaqué le plus léger de ses bâtiments, la Diane, et c’est ainsi que nous avons pris l’Argonaute.

— Et là, il nous a fait la même chose !

Ils arrivaient à l’ombre de l’Argonaute, le canot mourait sur son erre dans le clapot.

Bolitho serra la garde de son sabre. Le vent était encore bien établi. Ce même vent d’ouest qui avait poussé les Français devant lui. Il leva la tête pour regarder les visages des membres de la garde d’honneur. Après tout, ce vaisseau était peut-être maudit ? Il se sentait peut-être toujours français, quoi qu’ils pussent faire ?

Comme sa tête émergeait à la coupée et que les sifflets se taisaient, le capitaine de frégate Paget, qui les avait précédés avec la chaloupe, brandit sa coiffure et cria :

— Un hourra pour l’amiral, les gars !

Keen avait surpris une étrange lueur dans les yeux de Bolitho. Il lui glissa :

— Ce sont les hommes qui comptent, amiral, pas les bateaux.

Bolitho leva à son tour sa coiffure et la brandit au-dessus de sa tête. Il avait envie demies faire taire, il avait besoin de poursuivre ses réflexions, comme on pourchasse un fauve dans l’obscurité.

Lorsqu’ils atteignirent la chambre de poupe, ils eurent l’impression de pénétrer dans un sanctuaire. Bolitho s’assit dans son fauteuil et essaya de ne pas se frotter les yeux. Ils lui faisaient mal tous les deux : quant au meilleur, il ne permettait qu’une vision brouillée : la fatigue, mais aussi, et il le savait bien, l’émotion.

— J’aimerais voir immédiatement le commandant de la Colombine.

Ozzard lui versa un verre de cognac ; le petit homme semblait à la fois heureux et triste. Lui aussi devait se souvenir d’Inch.

— Il faut que je rassemble le maximum de renseignements avant de rejoindre les autres. Il y a sûrement quelque chose.

— Inch s’en est peut-être sorti, amiral – Keen le regardait avec compassion. Il ne nous reste qu’à espérer.

— Un bon ami, Val – il revoyait Herrick derrière la table. En perdre un seul est déjà bien assez triste comme cela.

Il se leva et commença à errer dans la chambre.

— Bon Dieu, je suis content de partir d’ici, Val. La terre ne m’aime pas – et, avec un coup d’œil à sa lettre inachevée : Informez l’amiral que j’ai l’intention d’appareiller avant le crépuscule.

Keen s’arrêta près de la porte.

— Je vais me rendre moi-même à bord de la goélette… Je ne vous remercierai jamais assez, amiral, ajouta-t-il.

Bolitho, les yeux perdus dans le vague, était incapable de surmonter son abattement.

— Elle le mérite bien, Val, et vous aussi. Maintenant, allez me chercher cet officier.

La porte se referma, Bolitho reprit sa lettre. Il la chiffonna brusquement et, pris d’une énergie subite, décida d’en recommencer une autre.

« Ma très chère Belinda… » – et, comme par miracle, il se sentit moins seul.

 

Flamme au vent
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